Conte: Sous le signe du zébu

Publié le par Alain GYRE

Sous le signe du zébu.

 

            Il faisait lourd ; le soleil s’en allait comme un orage aplati. Autour de lui, l’horizon se teignait de violet, strié de rouge. La Croix du Sud clignotait déjà à la faucille de la lune et la nuit s’étendait insidieusement, posant ses mains sombres sur le village. Les cases étaient silencieuses et, sous un vaste kily (1), étaient assemblés de nombreux notables. Adossé au tronc de l’arbre géant, un jeune bouvier pinçait lentement l’unique corde du bambou dont il s’était fait une viole. Dans le calme du soir, du primitif instrument émanait un son grêle et doux. Parmi les hommes s’étaient glissées quelques femmes ; dans les visages brillants de graisse, les yeux, par intermittence, se cachaient sous les longs cils huilés, et sur les poitrines serrées dans des lambas (2) sans couleur, les mains, maladroitement, se joignaient.

            Tout le village s’était groupé autour de deux jeunes gens ; Volana et Lalahy, et d’un vieillard à la tête blanchie, sec comme un os, le regard fixe et qui parlait à mi-voix, très vite, puis très lentement. La main droite de ce vieil homme se posait tour à tour sur le chef des deux adolescents, debout, immobiles, quasi-nus.

            Nés dans le même village, Volana et Lelahy étaient de clans différents mais ils avaient grandi devant la même marmite de manioc, s’étaient partagés les mêmes poissons séchés, les ruches dénichées sur les baobabs, avaient poursuivi ensemble derrière leurs aînés, les troupeaux de zébus ; raflés dans les parcs mal gardés.

            La petite Ralisa, parente du vieux Chef de village, avait eu droit à leurs menus larcins, à la sobika (3), de mangues qu’ils lui apportaient, et tous trois étaient inséparables. Ralisa était encore très jeune ; pourtant, sous son lamba, saillaient déjà ses petits seins qui accrochaient le regard ; sa taille droite, habituée au portage des calebasses d’eau, sobika de paddy, lourds fagots de bois, avait une souple ondulation ; sa croupe se devinait ferme. Mais ce fruit plein de promesses était encore trop vert. Mi-femme mi-enfant, Volana et Lelahy ne voyaient en elle qu’une camarade de jeux.

            Ce soir-là les deux garçons témoignaient d’une solennité qui ne leur était point coutumière : ils savaient qu’un rite étrange, puissant, allait les unir, faire de leirs deux êtres, deux frères, deux frères de sang.

            Le vieillard souffla sur un tas de braises rougeoyantes, y jeta des brindilles de bois noir qui flambèrent, crépitèrent, firent, dans la forêt, vaciller les ombres des arbres.

            Le ronronnement de la mer toute proche parvenait jusqu’au village en un murmure discret. Déjà, en l’honneur de Volana et Lelahy, les membres de leur deux clans commençaient de sceller leur alliance en se passant et repassant dans de vieilles boîtes de lait concentré, le rhum qu’ils avaient apporté de la ville.

            Du fond du village monta un bref beuglement. On venait d’abattre un zébu pour le découper en d’énormes quartiers. Au même instant, brandissant d’une main tremblante un long couteau pointu, le vieillard vers qui tous les regards étaient tendus, fit une entaille dans la poitrine de Volana ; un liquide épais, presque noir, perla. Saisi à la nuque par le sorcier, Lelahy inclina la tête et ses lèvres aspirèrent le sang de son ami béat. Le vieillard les sépara. Tranquillement alors, incisa le sein de Lelahy, collant la bouche de Volana sur la coupure fraîche. Et Volana but, avidement le breuvage pourpre que lui offrait la chair meurtrie.

            La scène n’avait duré que quelques minutes dans un silence momentané durant lequel les grillons eux-mêmes semblaient avoir fait trêve. Pressant tour à tour les blessures des deux jeunes gens

dans une vieille boîte de lait qui sentait encore le rhum et contenait une eau jaunâtre où surnageaient des feuilles putrescentes et de minuscules racines odorantes, l’homme fit alors couler un peu des deux sangs. Puis il plongea sa main « sacrée » dans le mélange, le brassa en marmonnant des paroles inintelligibles, le divisa en deux parts égales. Au moment où Volana et Lelahy commencèrent à boire lentement leurs sangs mêlés, les femmes entonnèrent une complainte monotone tandis que les hommes se prirent à imiter le cri des makis. Des feux s’allumèrent, les marmites de fonte furent emplies de viande et, en attendant la cuisson, les deux jeunes gens devenus frères de sang, allaient de l’un à l’autre, buvant avec chacun, émus et fiers de leur nouvelle parenté.

            Ralisa eut le droit de danser seule autour du feu du rite, puis des deux jeunes hommes. Bientôt les battements de mains qui rythmaient sa danse s’accélérèrent, tournèrent à la frénésie. Le grondement des tambours tendus de peaux de veaux couvrit toutes les rumeurs. Une à une, les jeunes filles entrèrent dans la danse qui devint saccadée, expressive. Le regard luisant, les hommes se levèrent, saisissant leurs sagaies, entourant les femmes en une ronde hurlante.

            Le sorcier s’enivrait lentement, les lèvres collées à sa boîte demi-pleine. Lelahy, Volana se tortillaient, gesticulaient plus que les autres et le tumulte ne prit fin qu’avec la dernière dame-jeanne vidée, la dernière marmite raclée, le dernier feu éteint.

            Lorsque le soleil émergea des cactus aux fleurs jaunes, les nattes déroulées sur le sable semblaient jonchées de cadavres.

 

            En rentrant au crépuscule du champ de manioc qu’à l’aide de leurs légères angady (4) ils avaient désherbé, Volana et Lelahy, comme bien d’autres, furent interpellés par le Chef de village.

            De sa main rugueuse, le vieil homme brandissait des imprimés que le vent froissait sans vergogne. C’étaient des convocations pour le conseil de révision qui allait avoir lieu dans le district voisin. Les deux frères de sang étaient d’âge à s’y présenter. Ils plièrent le bout de papier qui leur fut remis et s’en allèrent vers la case de Ralisa qui avait préparé ce soir là un gros morceau de sanglier. Tous deux causèrent comme de grands enfants, insouciants du lendemain ; puisqu’il ne faisait aucun doute qu’ils reviendraient, ils n’avaient nul motif de s’attrister. Bientôt leurs regards devinrent trop brillants et Ralisa s’avisa que ces regards la dévêtaient avidement sous son lamba coloré de fleurs rouges. Ses longs cils voilèrent les lueurs troubles de ses yeux.

            A l’aube, Volana et Lelahy partirent avec un sakafa neuf, un peu de riz, de la viande séchée et leur hachette.

            « Bonne chance et revenez vite ».

            Ralisa agitait sa main fine et dure ; ils se retournèrent, lui rendant son salut de leurs chapeaux tressés en cônes, puis disparurent entre les tamariniers et les sakoas, derrière une colline, sur la piste sablonneuse qui attendait leurs pas de bons marcheurs. Lorsqu’ils débouchèrent sur la place du chef-lieu du district, une foule bruyante y grouillait comme en un jour de foire. Le tirage touchait à sa fin. Les filles de la ville restaient terrées dans leurs cases, tant on voyait de jeunes mâles trop ardents déambuler dans les ruelles.

            Volana et Lelahy ne connurent point le même sort devant la boîte aux hasards. Lelahy pouvait rejoindre aussitôt son village ; Volana devait revêtir l’uniforme dès qu’il serait convoqué.

            Ce soir-là les boutiquiers chinois et les tenanciers des petits hôtels malgaches furent tout surpris d’avoir autre chose à vendre que leur éternel café, et sur les nattes glissantes, les quelques fille que rien n’effarouchait, eurent du succès toute la nuit.

            Les deux amis étaient déjà repartis vers leur village, songeant à Ralisa qui devait les attendre. Quand ils arrivèrent, luisants de sueur, tout le monde faisait la sieste sous le grand kily ou dans les paillotes ouvertes.

            Ils se dirigèrent aussitôt vers la case de la jeune fille où ils la découvrirent dévêtue, son lamba roulé sur le ventre, ses petits seins gonflés comme deux mangues naissantes. Elle aussi faisait la sieste, bien à l’aise en sa gracieuse nudité. Ils n’osèrent l’éveiller et allèrent se préparer une marmite de manioc, n’ayant mangé depuis la veille que quelques fruits acides de sakoas cueillis au bord des chemins.

            Volana, sur les conseils de sa famille, s’engagea dans la garde indigène. On eût pu croire que Lelahy, qui pendant ce temps passait ses journées en pirogue, pêchant des méduses, de jeunes requins et parfois rien que des mousses, en profiterait pour prendre quelques avantages sur son frère auprès de Ralisa. Il n’en fut rien ; au cours des palabres que présidait le vieux chef de village, devant des boîtes pleine de toaka gasy (5) fraîchement distillé, salutaire aux plus loquaces, il fut décidé que Ralisa attendrait le retour de Volana pour désigner celui des deux frères qu’elle prendrait pour époux.

            Lelahy s’engagea, durant cette époque, à aller travailler au loin, soit dans la forêt, soit sur des concessions. Bref, que chacun gagnât sa vie pendant quelques temps. Cette décision fut cruelle à Ralisa. D’être éloignée de ses deux amis à la fois, même provisoirement, la laissa désemparée. Après leur départ elle pleura longuement ; puis elle reprit son labeur quotidien, pila le riz sans ardeur, indifférente, alla chercher de l’eau à la rivière. Elle se baignait dans l’onde claire, y frottant doucement son corps ferme, beau fruit sombre qui devait attendre. Auparavant, elle ne songeait point à faire son choix entre ses deux amis, tant elle était accoutumée à ne pas les séparer dans son affection. Ce qu’aujourd’hui elle comprenait enfin, c’est que tous trois avaient atteint l’âge de vivre à deux.

            Volana apprenait le maniement du fusil et avait souvent la nostalgie de son village. Sa garnison était lointaine.

Lelahy, lui, ne put mieux faire que de suivre quelques-uns de ses aînés qui disparaissaient durant des mois entiers. Il mena la vie captivante des voleurs de bœufs, avec ses risques, ses joies, les folles cavalcades que provoquaient les poursuites.

            Volana désirait se faire un joli pécule avec sa solde de militaire, puis rentrer au village.

            Lelahy ne ménageait pas ses efforts pour « se monter » un troupeau conséquent, « légalisé » à la faveur des obscurs méandres de l’administration locale. Ce serait alors le glorieux retour au village avec une fortune dont nul ne se hasarderait à soupçonner l’origine.

            Et Ralisa n’aurait plus qu’à dire oui à l’un ou à l’autre. Quoi de plus honorable que d’être la femme d’un ex-garde ! quoi de plus exaltant que d’avoir pour époux un ancien voleur de bœufs !

            Décidément, Ralisa n’aurait pas le choix facile.

            Un vieux marchand de bœufs venant des plateaux s’arrêta un soir au village. C’était un gaillard encore solide habitué à parcourir la brousse en tous sens. Il s’installa dans la case de passage tandis que ses bouviers, accomplissant les corvées quotidiennes, puisaient de l’eau, ramassaient du bois, hachaient des racines de manioc dans une marmite de fonte, déroulaient des rubans de viande séchée.

            Le Chef de village, à qui il voulait acheter quelques têtes de bétail ne put lui en proposer aucune, une longue sécheresse ayant décimée ses troupeaux. Déçu et ayant à couvrir une longue étape avant de rejoindre le prochain quartier, le marchand décida de coucher sur place. Pour ce, selon l’habitude de la région et la sienne propre, il demanda au vieux chef de lui donner une femme pour la nuit.

            En cet instant Ralisa passait devant eux, une calebasse sur la tête et, en cette pose, la finesse de son galbe, le charme de son port n’en étaient que plus apparents.

            « La belle fille, s’exclama le marchand, je ne souhaiterais rien de plus ! »

            Le vieux Chef de village sourit. « Demande-le lui pour voir ».

            Se piquant au jeu, le marchand héla Ralisa : « Eh, mignonne ! viens donc me voir ce soir dans ma case ».

            Rieuse, se détournant à peine, la jeune fille répondait sur le même ton : « S’il n’en était déjà deux à mes trousses, peut-être regarderais-je le troisième ».

            Le marchand se fit expliquer la répartie par le vieux notable. Alors, il parut triste, enclin aux confidences :

            « Voilà à peine trois mois que j’ai perdu mon épouse. Elle n’était guère plus âgée que cette jolie fille et elle m’a laissé un enfant. Il me faudrait une autre femme, une vraie, aussi gentille que celle que j’ai perdue ».

            Comme s’il se fut parlé à lui-même, le Chef du village ajouta : « Si elle n’avait eu le cœur deux fois pris, celle qui vient de passer là aurait bien fait ton affaire ».

            Volana effectuait ses premières sorties, qui consistaient à faire la chasse aux voleurs de bœufs. Une forte patrouille fut désignée pour ratisser un vaste secteur, particulièrement exploité par les malfaiteurs. Ceux-ci bénéficiaient de la saison pluvieuse, les traces de leurs passages, le piétinement des zébus, s’effaçant avec les ondées quotidiennes. La tâche du poursuivant était fort ardue. Par cent, deux cents, trois cents, les bœufs disparaissaient des riches pâturages. De grosses primes échauffaient le zèle des gardes, pressés de prendre enfin contact avec la puissante bande qui, se jouant d’eux, réussissait des vols de plus en plus audacieux.

            Les rivières étaient en crue, des torrents de limon fuyaient vers la mer : la forêt , souvent épineuse et devenue marécage, ne gardait plus la trace d’aucun sentier ; des groupes joyeux de perroquets gris saluaient les gardes de leurs cris moqueurs, en un bruyant concert, les makis suivaient, sautant follement d’arbre en arbre, faisaient tomber de petites averses de ramures gorgées d’eau, sur le dos des malheureux chasseurs d’hommes, éternellement trempés.

            Enfin parurent des indices : de la bouse fraîche ça et là. La colonne avait-elle rencontré une piste sérieuse ? On continua ; les fusils étaient insupportables aux épaules ou aux mains, parmi les buissons bas, épineux, les trous spongieux d’où l’on ressortait avec de la boue jusqu’au ventre. Bientôt,, des piétinements très apparents cette fois, donnèrent un regain d’ardeur à tous ces hommes épuisés par plusieurs semaines de vaines poursuites dans une brousse hostile.

            Brume ou lointaine fumée ? Tout le monde stoppa. C’était bien un filet de fumée bleuâtre qui montait là-bas au-dessus des arbres et, pour confirmer les espoirs, c’étaient aussi de longs beuglements, assourdis par la distance, qui parvenaient aux oreilles des poursuivants. Tous s’égaillèrent en un vaste demi-cercle avec la consigne de tirer sur le premier voleur qu’ils rencontreraient sans sommation.

            La bande était lasse ; elle était, cette fois, sérieusement pourchassée depuis plusieurs jours et il était impossible de faire progresser rapidement les zébus dans une vaste forêt de cactus et de jujubiers.

            Atteindre la rivière en crue devait être le salut ; chacun, en s’agrippant à la queue d’un bœuf, gagnerait facilement la berge opposée, alors que les gardes empêtrés de leurs armes risqueraient en franchissant le cours d’eau d’être emportés par la violence du courant. Les voleurs s’étaient arrêtés dans une étroite clairière envahie de hautes herbes, regroupant leur bétail, le laissant souffler car ils allaient avoir besoin de la force des bêtes pour traverser la rivière. Le bruit sourd des eaux que maintenant ils percevaient distinctement leur rendait tout leur courage.

            Un coup de feu claqua. L’homme posté à la garde des zébus s’écroula sous la génisse à laquelle il était adossé. Tous saisirent leurs sagaies, se précipitant vers les arbres les plus proches. Ils ne fuyaient pas, ce que crurent les gardes se lançant à leurs trousses. De derrière les baobabs ventrus, les sagaies sifflèrent, se glissant entre les omoplates des premiers assaillants. Puis les balles crépitèrent, fracassant des branches, culbutant les plus mal abrités.

            Et ce fut la mêlée, où il n’y eut plus de camps adverses ; les coups de feu partant de tous côtés, semant la mort au hasard. Mais bientôt les sagaies se firent rares et il n’y avait point de recharge. La fuite devint pressante pour les voleurs s’ils ne voulaient être à merci. Courant, s’arrachant des lambeaux de chair aux pointes aiguës des cactus, Lelahy trébucha contre ce qu’il crut être unn tronc mort. Se relevant, il fit saisi d’horreur : Volana gisait au pied d’un jujubier, une sagaie dans le dos.

            Non ! c’était une hallucination, un cauchemar. Comment Volana se serait-il trouvé là ? Lelahy ne savait pas que des détachements de gardes pouvaient être appelés de fort loin pour participer à de telles opérations. Gémissant, il s’agenouilla auprès de son frère. De lourdes larmes, lourdes comme celles du ciel en un jour d’orage, coulèrent sur la boue qui tachait son visage.

            Les yeux de Volana avaient encore une lueur de vie. Lelahy tentât de retirer doucement la sagaie de la plaie du moribond. Des gardes surgirent. Furieux, n’ayant pu se saisir d’aucun voleur, ils prirent Lelahy en flagrant délit de meurtre, sagaie à la main.

            Volana, péniblement, tendit les bras vers son frère. Il voulut parler ; un flot de sang jaillit de sa bouche et ses lèvres demeurèrent entrouvertes pour l’éternité.

            Les conjonctures désignaient Lelahy comme le meurtrier et le fait même qu’il ait été surpris une main sur la sagaie, en un geste suprême de fraternité, constituerait une charge de plus pour l’accusation.

            Hébété, le jeune homme hurla :  « Je te vengerai, mon frère ! » Paroles incompréhensibles pour les gardes, qui, rudement, le malmenèrent.

            Littéralement assommé, il eut les mains liées derrière le dos, les pieds attachés avec une corde de raphia qui lui laissait tout juste la possibilité de marcher.

            Revenu à lui, le jeune homme écumait. Pourquoi Volana se trouvait-il dans cette patrouille ? lequel des voleurs l’avait sagayé ? il le sagayerait à son tour ; il l’avait promis à son frère de sang. Promesse sacrée.

            Il ne songeait nullement à son état actuel de prisonnier, de meurtrier. Les gardes étaient hargneux : trois morts et quatre blessés chez eux, cinq morts chez les voleurs, un seul prisonnier, et comme butin un troupeau mal en point qui les embarrassait. Toutes les rancœurs retombaient sue Lelahy. Il fut constamment brutalisé et eût sans nul doute été égorgé, s’il n’eût fallu le livrer à la justice moins sommaire du Fanjakana.

            Bientôt on atteignit la rivière. Deux gardes qui avaient été envoyés en reconnaissance, revinrent avec plusieurs pirogues destinées à évacuer rapidement les cadavres des gardes tués. La plus grande partie de la patrouille reprit, avec le troupeau, le chemin de la forêt.

            Les pirogues ne pouvaient être surchargées. Allait-on libérer partiellement Lelahy ? Ligoté, il serait aussi encombrant qu’un des cadavres. Riant et gesticulant, les gardes prirent un troisième parti. Ils attachèrent une souple liane au cou du prisonnier, le jetèrent à l’eau, pieds et mains liés, et le remorquèrent ainsi, la tête émergeant seule de la rivière bourbeuse.

            Le piroguier, debout, aidé par le courant, poussait rapidement sa nacelle, quand, soudain, un choc violent faillit le reverser et faire chavirer la frêle embarcation. La liane qui retenait Lelahy venait de se rompre. Le piroguier n’eut que le temps d’entrevoir une queue puissante battant la surface de l’eau pour se fondre tout aussitôt en une longue traînée de bulles mousseuses.

            Revenu au village, le corps de Volana fut lavé, enroulé dans un vaste lamba blanc, déposé sur une civière rudimentaire en palissandre. Devant la case des parents on dressa, en les joignant par un toit fait de légers branchages, deux palissades en feuilles de raphia et de bananier.

            De dessus les lattes, sous le toit des cases, on extirpa les plus grosses marmites et le Chef du village fit une large distribution de riz blanc. Près des feux qui s’allumaient et crépitaient en une indécente gaîté, deux charrettes déchargèrent leur manioc séché. Un énorme bœuf à la bosse bien

Grasse et plusieurs chèvres furent prestement immolés et dépecés.

            Muettes, sans mouvement, les femmes et les jeunes filles restaient assises sur leurs talons autour de la civière ; les hommes s’affairaient, découpant avec adresse les viandes chaudes. Sous les marmites pleines, les vieilles ne cessaient d’empiler les brindilles de bois.

            Puis vint une file de porteurs de dames-jeannes remplies de vin et de rhum.

            Quand le soleil eût caressé le village de ses premiers rayons, on but d’abord le « toka gasy » des cannes fermentées et le lait aigrelet des raphias. Les chants, sur une note gaie, montèrent autour du mort, puis, subitement, la civière fut saisie par quatre femmes suivies de toutes les autres, criant et battant des mains. Elles commencèrent par faire le tour du village, se relayant au portage du défunt. Les hommes se tenaient derrière les porteuses leur rendant des boîtes pleines de rhum qu’elles buvaient d’un seul trait, et plus elles buvaient, plus elles criaient, tressautaient, faisant dangereusement osciller le cadavre au-dessus de leurs têtes. Celles qui ne portaient pas se roulaient dans le sable et se relevaient avec agilité, tournant sans arrêt autour de chaque case.

            Adieu du mort à tout le village avant son grand départ. Suantes, haletantes, les femmes poursuivaient leur ronde macabre, ne cherchant point à harmoniser leurs voix discordantes, ressassant inlassablement la même complainte aiguë.

            Les plus faibles battaient encore des mains, à l’instant où elles roulaient à terre de fatigue et d’ivresse. Quand il ne resta plus que quelques porteuses harassées, le mort fut reconduit devant sa case. Les hommes prirent leurs légers tambours tendus de peaux fraîches, et, interminables, obsédants, le même refrain, la même cadence assourdirent le village. Plusieurs récipients, vides d’alcool, gisaient, dédaignés ; des viandes, il ne restait plus que les os ; les charrettes de manioc s’étaient évanouies. La nuit venait, solennelle, comme si elle eut porté seule, le deuil de Volana. Les femmes, apaisées, repues, firent cercle à nouveau autour du brancard et tandis qu’un unique tam-tam résonnait encore, elles se prirent à gémir, pleurer, grimaçantes, les cheveux en désordre.

            Les hommes achevaient le vin et le rhum, s’essayant à demeurer debout en dépit de l’alcool qui rétrécissait leurs yeux clignotants. Un seul feu éclairait encore l’assemblée, faisant miroiter les sagaies fichées dans le sable, les gros colliers de perles multicolores qui pendaient au cou des jeunes filles, les bracelets d’argent cliquetant à leurs poignets.

            De temps à autre, les vieilles, boules chiffonnées tassées dans les coins d’ombre, ricanaient, imitant les cris des chiens fous, ce qui incitait les autres femmes à accélérer la cadence de leurs lugubres plaintes.

            Un coq chanta ; les femmes s’écartèrent, les hommes hissèrent la civière sur leurs épaules nues. En un silence absolu, dans la nuit encore épaisse, tout le village s’achemina derrière le cadavre et, par un sentier sinueux, déboucha de la forêt d’épines sur la mer sereine. Parvenus en un lieu où, face à l’océan, au bout de perche grossièrement équarries, des cornes de zébus pointaient vers le ciel leurs fines arêtes, le corps fut descendu au fond d’un trou creusé dans le sable blanc. On fixa au poteau mortuaire une paire de cornes nouvelles puis de grosses pierres furent amoncelées sur la tombe, lentement recouverte.

            Les enfants s’endormirent sur place. Presque seuls, les parents demeurèrent près du tas de cailloux. Les autres reprirent le chemin du village. Quand le soleil eût balayé les dernières ombres de la nuit, le vent qui se levait avec lui eut tôt fait de chasser des abords de la tombe, ceux sui songeaient encore à s’y attarder.

            On s’était fort étonné de l’absence de Lelahy aux funérailles de Volana et nul n’avait su où atteindre le jeune homme pour l’aviser du ytrépas de son frère.

            Ralisa avait longuement pleuré la mort de son mari. Maintenant, et bien qu’elle n’eût osé se l’avouer, une secrète bouffée de bonheur lui montait au cœur. Volana eût été certes pour elle, le meilleur époux, mais aujourd’hui elle n’avait plus à choisir. Quand Lelahy reviendrait de la forêt, sa vie inquiète de jeune fille se changerait enfin en celle d’une femme épanouie. Et chaque fois que les chiens aboyaient à l’entrée du village, elle épiait anxieusement, l’arrivée du nouveau venu : toujours un passant, jamais Lelahy.

            Une nuit, tandis que les éclairs lacéraient les nuages, que zigzaguaient d’insupportables moustiques, qu’une chaleur étouffante étreignait hommes et bêtes, Ralisa était allongée sur sa natte, entièrement nue, attendant la caresse d’une brise, regardant venir du ciel les premières goutes bienfaisantes.

            Soudain elle vit une ombre se dessiner devant sa case. Poussant un cri, elle mit ses mains sur sa poitrine, se recroquevilla dans un coin, prête à appeler du secours.

« Ralisa, je suis un ami de Lelahy ».

Elle oublia qu’elle était nue, se précipita vers l’inconnu, le fit entrer de force.

« Où est Lelahy ? Pourquoi ne vient-il pas ? »

            « Si tu l’aimes, va à la rivière, là-bas, vers l’ouest et pleure, Ralisa ; la rivière n’a point voulu qu’il vînt te retrouver ».

            Elle éclata en sanglots. Quand elle sortit la tête de ses mains, l’homme avait disparu.

            Ce ne fut que beaucoup plus tard qu’on sue la triste fin de Lelahy. Ralisa était inconsolable. Elle devint une fille seule, puis, « la fille qui n’est pas mariée », la fille sans homme, celle qui s’étiole sans rémission.

            Au soir d’un long jour, le vieux et solide marchand de bœufs qui était passé par le village, il y avait plus de deux ans, y vint une seconde fois. Entre deux âpres discussions sur le prix du bétail qu’il désirait acheter, il eut tôt fait d’apprendre la mort des frères de sang, la détresse de Ralisa.

            Le lendemain, par un curieux hasard, alors qu’il se trouvait en compagnie du Chef de village, Ralisa vers la même heure qu’à son premier séjour, passa devant eux, une calebasse sur la tête. Elle fit un signe amical à son vieux parent et s’éloigna sans s’attarder davantage.

            Le marchand l’avait contemplée, interdit, devinant que le visage aminci de la jeune fille trahissait sa souffrance intérieure. Et le vieux chef, lui, avait regardé son compagnon fixement.

Comme se parlant à lui-même, il dit tout haut :

« Maintenant, pourquoi pas ? ».

Les deux hommes s’étaient compris. Le marchand ne s’était point décidé à se remarier. Avait-il eu comme un pressentiment de ce qui se passerait un jour dans le village de Ralisa ? Comme il n’ignorait point la parenté existant entre la jeune fille et le Chef du village, il pria celui-ci de bien vouloir faire pour lui la première démarche.

            Dans la matinée du lendemain tous trois se trouvèrent réunis dans la case du vieux chef.

            D’une voix douce, sans recourir à aucun préambule, le marchand déclara :

            « Je ne suis pas de ton pays Ralisa, mais nous sommes tous deux de la Grande Ile. Viens là-bas, jusqu’en ma demeure. Peut-être t’y plairas-tu, peut-être ne feras-tu qu’y passer. Moi, jusqu’au dernier lever du soleil qui ouvrira mes paupières, je souhaiterai t’y contempler sur ma couche ».

            Regardant le Chef du village qui taillait une baguette de bambou pour se donner une contenance, la jeune fille répondit : « Puisque le chef  l’a conseillé, je te suivrai ; si je puis refaire ton bonheur, mon cœur doit aussi savoir se rouvrir, comme la fleur du manguier quand revient le printemps ».

            Le vieux chef acquiesça.

            Deux jours plus tard Ralisa faisait ses adieux au village et, tandis qu’il la regardait partir, son vieux parent qui était aussi son second père, se demanda pourquoi ses yeux, tout à coup, se brouillaient ; « Bah ! j’irai voir le sorcier, il y trouvera bien un remède… »

            Le marchand avait rassemblé un important troupeau que ses bouviers poussaient devant eux, au long des chemins, Ralisa suivait, tantôt à pied tantôt dans une petite charrette fraîchement repeinte, ornée de leurs étoiles aux couleurs éclatantes. Quand il ne surveillait pas ses bouviers, le marchand cheminait à ses côtés, lui offrant le bras quand il la devinait fatiguée ou montant dans la charrette auprès d’elle.

            Le soir, après qu’on eût laissé cuire et prendre au fond des marmites le riz qu’on avalait sans hâte, une grande bâche était étendue sur la charrette, la recouvrant comme une tente. Ralisa couchait sur des nattes dans ce gîte improvisé. Le marchand venait l’y retrouver, gardait longtemps sa main dans la sienne, la baisait, puis, sagement se retirait.

            Qu’attendait-il pour consommer leur union ? le présence de ses bouviers, la promiscuité qu’elle engendrait étaient-elles pour lui autant de contraintes ? bientôt Ralisa lui sut gré de la délicatesse dont témoignait une telle retenue, car elle perçut que ce serait seulement à leur arrivée à Tananarive, lors du premier lever de soleil qui éclairerait leur chambre, qu’il lui donnerait, sur les lèvres, son premier baiser, qu’il retrouverait pleinement avec elle le chemin d’un bonheur évanoui.

Ayant gravi les contreforts des hauts-plateaux, hommes et bêtes pénétraient maintenant dans les vastes plaines bosselées.

            A mesure qu’ils approchaient de Tananarive, il leur fallait emprunter des voies plus passagères, parfois même des routes goudronnées. Alors, en un bruit assourdissant de klaxons rageurs, les files de voitures tentaient de s’infiltrer dans la masse compacte des zébus. Ralisa s’amusait à ce spectacle qu’elle ,’eût jamais imaginé.

            Lorsque, au faîte de la capitale Hova, le Palais de la Reine apparut pour la première fois à ses yeux étonnés, elle était désormais acquise à son nouveau destin, sachant que, seuls, les dieux obscurs de ses ancêtres l’avaient ainsi fixé.

 

de Louis SUMSKI

extrait de l’Express de Madagascar

le 10-10-2003

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