Nouvelle: La translation des ancêtres.

Publié le par Alain GYRE

 

La translation des ancêtres.

 

Les jours avaient passé les silos étaient à moitié remplis de la première récolte, et les Hommes-sous-le-ciel s'apprêtaient à repiquer bientôt le riz vert de l'arrière-saison.

Deux lunes écoulées déjà depuis le départ de Ranoro, le cœur de Ralahy restait triste, parce que sa case était vide et son foyer éteint. Il ruminait sa peine, tel un bœuf castré, séparé du troupeau joyeux et qu'on attelle tous les jours entre les brancards d'une charrette, regarde taureaux et vaches brouter les jeunes touffes d'herbe, et sa tête aux cornes inutiles s'abaisse vers la terre sèche, parce qu'il se souvient du joug.

Ralahy souhaitait de prendre pour l'essai du mariage quelque femme nouvelle, mais aucune de celles du Grand-fossé-rond ne lui plaisait, et les rendez-vous sans lendemain avec des filles libres de leur corps ne lui donnaient pas de joie. Presque toutes avaient au front des rides précoces, par l'habitude de porter sur la tête des jarres d'eau ou de lourdes corbeilles de riz. Il n'aimait point leur peau rugueuse comme la main d'un bourjane, leurs pieds gercés, leurs chevilles enflées par le travail des rizières, à force de piétiner dans la boue liquide. Il dédaignait les seins tombants, les ventres flétris, et gardait le souvenir nostalgique du beau corps de Ranoro.

Et puis les femmes étaient rares dans le village du Grand-fossé-rond. Tananarive-la-joyeuse en avait attiré beaucoup parmi les jolies. Aussi les hommes surveillaient jalousement leurs amies ou leurs épouses et même les petites filles vierges.

Un soir Ralahy fut réduit à gratter à la porte de Rafare-la-bredouilleuse c'était une veuve pauvre et laide une maladie lui avait fait perdre presque toutes les dents; mais elle aimait les jeunes hommes et ouvrait sa case, la nuit, à tous ceux qui voulaient.

Parfois le tourmenté d'amour descendait vers la plaine féconde, couverte de moissons et riche de femmes. Le Village-des-bœufs l'attirait. Là, presque pas de cases sans jolies filles. Une surtout lui plaisait, Ranah, fille de Rakotobe et de Razafindrafara. Pour la distinguer des autres Ranah du village, on l'appelait aussi Rasoalavavole, ou la Belle-aux-longs-cheveux, à cause de sa chevelure particulièrement longue et souple.

C'est un nom qu'on ne donne plus aux petites filles d'aujourd'hui il était tiré d'un conte des Anciens que contaient encore les vieilles femmes à la tête blanche. Ralahy, dans son enfance, l'avait entendu souvent. La-Belle-aux-longs-cheveux, après avoir passé la rivière profonde sur le dos d'un caïman, épousa le fils du Roi-du-Centre pendant une absence de son mari, elle accoucha d'un enfant à la peau claire, mais les autres femmes de la case royale, jalouses, lui substituèrent le fils difforme d'une esclave noire. La Belle, répudiée, fut chassée du Village, et faillit être dévorée dans la forêt par le Serpent-à-sept-têtes après beaucoup d'aventures, elle reprit sa place d'épouse, grâce au talisman donné par un célèbre Faiseur-d'Ody.

Ralahy aurait voulu être le fils d'un roi pour épouser la Belle-aux-longs-cheveux et avoir d'elle un fils à la peau claire. Il songeait aussi à demander à Ralambe quelque amulette puissante, pour se concilier et retenir l'amour de Ranah. Ou, plus simplement, il pensait à obtenir d'elle-même qu'elle vînt dans sa case pour faire l'essai du mariage. Mais il se rendait compte que la chose n'irait pas sans difficulté, bien qu'une parenté ancienne unît les deux familles.

Elles avaient été séparées jadis, en des jours mauvais, par les destins de haine et de mort. Un Annonciateur-des-sorts les avait prédits, dès le temps du premier fondateur d'Ankadivoribe: ses descendants étaient voués à brandir la sagaie les uns contre les autres des enfants de la Race, expulsés du village, iraient bâtir leurs cases au-lieu-où-pâturent-les-bœufs, et, durant quatre générations, la discorde règnerait entre les deux partis. Or la parole du Diseur-des-jours s'était accomplie. A l'époque où régnait le Seigneur-puissant-au-cœur-de-1'Imerina, Rabe, un des descendants de l'Ancêtre, avait convoité la même femme que son frère Rambo. Leur rivalité s'était changée en une haine mortelle. La femme préféra Rambo. Rabé, par vengeance, vola dix bœufs du troupeau de son aîné, qu'il cacha dans une île lointaine au milieu d'un grand marais. Puis, comme Rambo suivait la piste de ses bœufs, le fils du même père et de la même mère alla sur le chemin s'embusquer dans un buisson touffu et lança une sagaie lourde, de celles qu'on emploie pour les sangliers, contre son frère. Celui-ci, heureusement, portait à sa ceinture l'ody Bétal, fait de morceaux de racines liées de rafia, ornées de perles blanches et de dents de caïman, amulette efficace pour détourner la pointe des couteaux ou des sagaies. L'arme dévia elle s'enfonça dans le tronc d'un manguier, et Rambo revint sain et sauf dans sa case. Les vieillards du clan s'assemblèrent, car le sang de la Race ne doit pas couler par des mains fraternelles. Quand deux caïmans se battent, on les laisse faire les humains n'ont qu'à se louer de leur mort mais, quand deux taureaux adultes, dans le troupeau, entrechoquent leurs cornes pour la même vache, on les emmène séparément dans des pâturages écartés. Les vieux ordonnèrent donc que Rabe quitterait le Village-du-grand-fossé-rond pour aller bâtir sa case à une distance d'au moins dix portées de sagaie. Il décida quelques hommes pauvres à l'accompagner, emmena ses esclaves, et tous ensemble fondèrent le Village-des-bœufs. Dans la suite des temps, Ambohitromby avait prospéré, tandis qu'Ankadivoribe s'appauvrissait en hommes, en rizières et en troupeaux. Pourtant la haine héréditaire semblait s'atténuer. Même Andrianampoinimerina, le grand rassembleur de tribus, avait essayé de réconcilier les deux clans, et ils avaient sacrifié ensemble un taureau rouge, dont la tête aux grandes cornes avait été fichée sur un poteau d'offrandes, près de la pierre qui marque la limite des territoires. Mais les rivalités et les jalousies n'étaient 'pas complètement éteintes les gens d'Ambohitromby méprisaient les hommes du Grand-fossé-rond, plus pauvres qu'eux, et ceux-ci enviaient les possesseurs des bœufs nombreux et des rizières fertiles

Quand les Etrangers avaient apporté d'au delà les mers l'Esprit d'un seul dieu pour remplacer tous les Ancêtres-parfumés des Malgaches, et lorsque la Reine Ranavalona, acceptant les nouvelles croyances, avait essayé de les imposer à ses sujets, partout en Imerina les foules blanches, dévotes jadis aux Pierres dressées sur les Hauts-Lieux et aux Arbres-touffus, plus vieux que les Ancêtres, renoncèrent aux rites immémoriaux hommes nobles et hommes libres, confondus avec les esclaves, se mêlèrent dans les temples et obéirent, en apparence, à la loi des Missionnaires. Alors les gens du Village-des-bœufs bâtirent une grande Maison-de-prières en briques, où ils vinrent en foule écouter la parole d'un Inglish et les sons  d'une caisse à musique envoyée du pays des Vazaha. Au contraire les hommes du Grand-fossé-rond ne s'étaient pas soumis aux ordres de la Reine ils n'avaient pas cessé de sanctifier les Amulettes-vénérables, de sacrifier des animaux devant les pierres ointes de graisse, et de suivre scrupuleusement la coutume-des-ancêtres. C'avait été une nouvelle cause d'hostilité entre les deux villages, et la haine s'était ravivée, comme aux âges anciens.

Or Ralambe et Ralahy étaient les descendants directs de Rambo, et Rakotobe, père de Ranah, était l'arrière petit-fils de Rabe. Ralambe, au Village du Grand-fossé-rond, gardait l'idole Rabehaze, le Seigneur-au-nombreux-butin, tandis que Rakotobe était surveillant du temple et chef des Protestants, dans le Village-des-bœufs.

Les deux hommes n'avaient donc aucune sympathie l'un pour l'autre, bien qu'ils fussent parents, et, sans se détester franchement, ils évitaient de se rencontrer. Comme dit le proverbe, « les hommes se disputent plus facilement en dedans du même fossé que lorsqu'ils sont séparés par neuf montagnes ou neuf rivières », et « l'Oiseau-fort aux ongles crochus est l'ami du caïman, parce qu'ils ne fréquentent pas les mêmes parages. »

Si les haines ancestrales semblaient endormies, Ralahy craignait de les voir se réveiller. Il s'inquiétait, il s'épouvantait presque de l'inclination qu'il ressentait pour la fille de Rakotobé, et il n'eût pas osé l'avouer à son père. Les Anciens ne disent-ils pas dans leurs contes que la petite fille de la pintade ne se laisse jamais approcher par le petit fils du caïman, depuis que le Grand-père-vorace a violé le serment du sang fait avec la Grand-mère-à-la-queue-recourbée.

Mais les pieds d'un jeune homme ne connaissent pas d'avance les chemins où le poussera son Esprit. Ralahy, plusieurs fois, était allé au Village-des-bœufs, sous un prétexte ou sous un autre. Rakotobé ne l'avait pas mal accueilli, lui avait déclaré qu'il oubliait les querelles anciennes le Seigneur-parfumé, le dieu nouveau dont il suivait la Coutume, défendait de se souvenir des offenses, et ordonnait de s'aimer tous les uns les autres le vieillard avait mêrne proposé d'entrer dans la Maison-de-prières pour entendre les sons de la  grande caisse à musique mais Ralahy s'y était refusé obstinément, car il craignait les sortilèges  cachés. Cependant il s'attardait volontiers au Village-des-bœufs, il y contemplait Ranah, causait avec elle de choses indifférentes, à l'insu du père.

Telles étaient les pensées du jeune homme, quand on célébra la translation des Ancêtres dans la nouvelle Maison-froide. Il est d'usage d'inviter à cette fête les voisins, les amis et tous les parents, même ceux qui habitent au loin. Plusieurs familles d'Ambohitromby devaient être conviées. Pour Rakotobé, Ralambe hésitait, tant était vif en son cœur le souvenir de la haine ancestrale. Ralahy le décida non sans peine le vieux s'entêtait dans sa rancune, attribuait ses propres sentiments aux Ancêtres-parfumés.

« Que diraient-ils, tous mes Pères, s'ils voyaient parmi nous l'arrière-petit fils de Rabé? »

« Mais, hasardait Ralahy, tous ceux qui ont vécu avant Rabé, et dont les corps reposent dans notre Maison-froide, sont aussi les ancêtres de Rakotobé, comme ils sont les tiens. Ils n'ont pas connu le crime de Rabé, puisque celui-ci, de leur temps, n'existait pas encore. Pourquoi les priver de la présence d'un de leurs descendants? »

Ralambe essayait de répondre

« Dans les assemblées que tiennent entre eux les Esprits, ils ont dû rejeter le descendant indigne et sa postérité, dénoncer son crime aux Morts d'autrefois. »

« Alors ils l'auraient fait savoir en songe à quelqu'un d'entre les vivants, et je ne me rappelle pas, père, que tu m'en aies jamais parlé. Tu m'as raconté au contraire que, d'après l'antique Diseur-des-jours, annonciateur du crime, la discorde entre les deux familles ne devait pas se perpétuer plus loin que la quatrième génération. C'est la tienne. La haine qui divise notre Race doit maintenant prendre fin ».

Ralambe parut touché de cet argument il acquiesça.

« Va donc inviter Rakotobé ! Qu'il assiste à la translation de nos Ancêtres, au jour Asorotâne de la Lune qui se lève… Peut être aussi bien n'acceptera-t-il pas », ajouta le vieux en grommelant.

Mais Ralahy, heureux d'une occasion de descendre au Village-des-bœufs, se hâta Rakotobé ne déclina pas l'invitation il désirait, au nom de son dieu pacifique, se réconcilier avec ses proches, et, secrètement, il ne désespérait pas de conquérir à la Coutume nouvelle les adorateurs du Sampy Rabéhaze.

La veille du jour fixé, à l'heure où le Soleil, par la porte des cases, arrive jusqu'au coin des poules, le père et le fils allèrent à l'ancienne Maison froide, pour prévenir les Ancêtres vénérables. Ils montèrent sur le tombeau le vieux Ralambe, à trois reprises, siffla et dit, en se tournant vers les quatre directions rituelles

Vous tous qui habitez ici. depuis celui qui a creusé autour du village le grand fossé rond, jusqu'à mon père et aux frères de ma mère, vous tous, Seigneurs-parfumés de notre Race, et ses Procréateurs, ne sortez pas, n'errez pas, ne vous en allez pas au loin Car demain, selon la parole de Celui-qui-sait les-jours, nous vous emmènerons dans une nouvelle Maison-froide ) Demain cet endroit-ci ne sera plus pour vous qu'un lieu de promenade, et la porte en restera ouverte dans la suite des temps, de telle sorte que les vivants, en passant, y puissent regarder !

« Amenez donc au rendez-vous que je vous donne, tous nos parents, grands ou petits, habitants de la Maison-froide. Rappelez ceux qui sont partis vers l'Ouest ! Rappelez ceux qui sont partis vers l'Est ! Et ceux qui sont au Nord ! Et ceux qui sont au Sud !Que tous, demain, soient ici présents Qu'aucune de vos dépouilles ne soit transportée, sans être accompagnée de son Esprit »

De nouveau, il siffla vers les quatre directions les deux hommes, possédés par l'âme de la Race, se turent. Il parut à Ralahy que des souffles plus forts agitaient les hautes herbes, des bruits étranges sonnèrent dans ses oreilles. il crut entendre un sifflement sortir du tombeau était-ce un serpent marolongh caché dans les pierres mal jointes ? Etait-ce la réponse mystérieuse des Seigneurs-parfumés?

Le père et le nia. pleins d'une terreur sacrée, rentrèrent au village. Ralahy, la nuit, eut un songe.

Dans le temps futur où la pensée des hommes vivants n'ose pas descendre, il lui semblait que sa propre dépouille était couchée à côté de celles de ses Pères, sur la dalle froide; une place restait vide près de lui, il ne savait pour qui elle était destinée. Soudain la porte roulait en grinçant sur ses gonds de pierre, l'Œil-rouge du soir regardait dans le caveau; des vivants entraient, portant roulé dans les suaires de soie un cadavre léger, celui d'une femme; on l'étendait au côté de Ralahy, et, par une intuition de l'Esprit, il connaissait que c'était Ranah, la Belle-aux-longs-cheveux.

Il se réveilla, trempé de sueur, effrayé par les images de mort mais, à la réflexion, il se rassura !

Si Ranah devait entrer, un soir des temps, dans la Maison-froide de ses ancêtres à lui Ralahy, c'est qu'auparavant elle vivrait, épouse, dans sa case sinon, elle reposerait dans le tombeau d'un mari étranger, ou, non mariée, dans celui de son père. La certitude de ce raisonnement le rendit tout joyeux, car il était impossible que les Ancêtres eussent envoyé un rêve mensonger.

Le lendemain matin, Rakotobé, sa femme, et ses deux filles arrivèrent avec les autres parents du Village-des-bœufs. Ralahy ne se lassait point de contempler Ranah son nez droit, le teint très clair de sa peau lui donnaient l'air d'une noble Andriane les longs cheveux qui lui avaient valu son surnom, réunis en une lourde torsade, tombaient presque jusqu'à ses pieds ses regards, voilés par les cils, rayonnaient une lumière aussi douce que l'Œil-du-jour caché à demi par les nuages du soir. Le jeune homme s'impatientait de ne pouvoir aller près d'elle mais obligé de demeurer aux côtés de sou père, il recevait les gens de la Race, venus du Nord et du Sud, d l'Est et de l'Ouest, s'inclinait, avec un geste des mains, chaque fois que ceux-ci remettaient à Ralambe l'offrande en argent pour aider à la translation des Ancêtres.

Puis des bœufs furent tués chacun en eut sa part, selon son rang, sa caste, et l'argent qu'il avait apporté des poules, des dindons et des oies furent donnés en outre aux parents les plus proches. Aux Ancêtres on réservait la meilleure graisse, prise dans la bosse des bœufs sacrifiés, et les bucranes, aux cornes rouges de sang. avaient été suspendus au poteau d'offrande, à l'Ouest de la Maison-froide. Alors toute la Race goûta la joie de manger, les vivants abrités dans les cases, et les morts dans le tombeau où rôdent, invisibles, les Esprits.

On attendait le moment où la lumière du soleil pénétrant dans les maisons, atteint le pilier du Sud, car les Seigneurs-parfumés n'aiment pas à sortir, quand le plein jour brûle le faîtage et que les bœufs, dans la campagne, recherchent l'ombre des manguiers.

A l'heure rituelle, tandis que la foule s'acheminait vers la case neuve des Ancêtres, Ralambe et son fils, accompagnés de quelques hommes, gagnèrent l'ancien tombeau. Avec des bêches ils enlevèrent la terre obstruant l'entrée, et la porte rouge, qui n'avait pas été ouverte depuis deux ans, apparut dans toute sa hauteur. D'un grand effort, ils la firent tourner sur ses tenons de pierre, et les vivants, avec le jour qui baissait, entrèrent dans la maison des morts. La poussière sépulcrale, imbue depuis les temps immémoriaux d'humaines déliquescences, repoussa d'abord les Hommes-sous le-jour mais l'odeur forte des Ancêtres doit être aux descendants comme un parfum ils s'empressèrent et dévotement prirent sur les dalles les dépouilles incluses en des nattes de jonc tressé. Ralambe. la face à l'Est, se courba les deux mains étendues, et de ses ongles gratta la terre au-dessous de l'endroit où se dresse la Pierre-levée il prit une poignée de cette terre sacrée, mélangée de la poussière des morts, et il sortit, après avoir sifflé doucement trois fois, pour qu'aucun Ancêtre ne restât dans la demeure abandonnée à jamais. Il marchait, les mains réunies en forme de coupe, montrant à l'Œil-du-jour la poussière mystérieuse qui devait transférer dans la nouvelle maison toute la sainteté de l'ancien tombeau. Derrière lui suivaient les hommes de la Race les dépouilles vénérables ne pesaient guère à leurs bras robustes, et l'odeur sacrée des Ancêtres n'offensait plus leurs narines. Au loin retentissaient les appels de la foule, réunie autour du tombeau neuf. Les Hommes-sous-le-ciel chantaient ensemble le chant rituel de l'Oiseau, réservé pour les funérailles, car l'âme, quand elle sort du corps, est pareille à un oiseau qui s'envole. Les femmes, en battant des mains, les accompagnaient de leurs réponses un peu nasillardes, tandis que les joueurs d'instruments frappaient à coups lourds sur les peaux tendues des ampongs ou faisaient frémir sous leurs doigts les fibres de bambou des valiha Ralambe entra dans la Maison-froide ouverte, répandit la terre sainte au-dessous de l'endroit où se dressait la Pierre-levée, puis reparut sous le jour il dansa la danse lente des hommes, agitant en un rythme saccadé ses doigts pleins de la poussière des morts. Les dépouilles vénérables avaient  été déposées les unes à côté des autres sur le sol rouge, à droite de l'entrée à gauche s'étalaient les suaires neufs en soie rayée, offrande somptueuse des vivants à tous les Ancêtres.

On défit les cordes des nattes dans les suaires rouges, souillés parles sanies, éteints par le temps, apparurent de vagues formes, comme atténuées sous les étoffes multiples liées des sept liens rituels les morts depuis deux ans, conservés par la terre sèche du tombeau ,momies fanées dont les visages seraient encore reconnaissables; les morts depuis cinq ans, qui, si on soulevait leur lamba, auraient des trous en place d'yeux, et dont les cheveux n'adhèrent plus au crâne -les morts depuis dix ans leurs dents se transforment en pierres et leur tête n'est qu'une masse ronde d'ossements blanchis les morts depuis cinquante ans, empaquetés dans vingt lamba de pourpre par la piété des générations, et devenus aussi petits que de tout petits enfants et les morts immémoriaux, confondus sous un seul linceul en un tas d'ossements et de poussières.

Par-dessus les lamba anciens, on enveloppa les Ancêtres dans les suaires neufs et dans les nattes nouvellement tressées à leur intention. Quand les liens rituels eurent été renoués, le Maître-du-deuil monta sur le tombeau et parla aux Seigneurs-par-fumés au nom de tous leurs descendants réunis :

« O vous, les Morts de tous les temps qui ne sont plus, Seigneurs-parfumés, Ancêtres-procréateurs de la Race, vos enfants se sont rassemblés en un jour faste, pour obéir à vos ordres, et parce que votre Maison-froide était devenue trop petite. Voici votre demeure nouvelle nous vous porterons trois fois autour de ces murs, afin que vous les connaissiez bien, et que vous n'alliez plus, par mégarde, dans la Maison-froide abandonnée. »

«  Vos enfants sont venus du Nord et du Sud, de l'Est et de l'Ouest, depuis Tananarive-la-Haute jusqu'à l'Andringitra-pierreux. Car votre race a pullulé sous le jour, après que le premier Ancêtre eut creusé autour de notre village le grand fossé rond. »

« Nous n'arrivons pas les mains vides voici les têtes des bœufs tués en votre honneur Avec la graisse nous avons frotté les pierres du tombeau, et voici des lamba rouges pour envelopper vos corps et les protéger du froid. Les uns ont été tissés par les femmes de la Race, les autres achetés à des marchands. Pour les acquérir, deux cents piastres ont été tirées des vases de terre enfouis. Tant est grand l'amour que nous avons pour vous! »

« Nous vous demandons en échange de protéger nos cases, de faire mûrir le riz malgré les orages et les sauterelles, de rendre fécondes les vaches et les femmes, de détourner de nous les Mauvais-Sorts ! »

II dit, et, sautant à terre, il Et trois fois le tour du tombeau, suivi des hommes de la Race portant les Ancêtres dans les lamba neufs et les nattes nouvellement tressées. On les déposa sur les dalles de granit d'après la date de leur mort et d'après leur parenté, les plus anciens couchés à l'Est, les plus récents sur les lits de l'Ouest, au-dessus de la porte. Enfin le tombeau fut fermé, et un peu de terre entassée à l'ouverture.

Puis les hommes se reculèrent les femmes stériles et les jeunes filles s'approchèrent des vieilles nattes jaunies où avaient dormi les Ancêtres dans l'ancien tombeau de tout leur long elles s'étendirent dessus, pour que le germe de la Race pût être facilement porté en elles par leurs maris ou leurs amants. Ralahy, joyeux, vit Ranah accomplir le rite il eût souhaité posséder la femme au beau corps dès le soir même, afin d'être sûr de la naissance d'un fils et de la perpétuité des traditions. Mais Rakotobé, qui suivait la Coutume nouvelle, appela sa fille d'un ton irrité, pour la ramener vers le Village-des-bœufs.

 

 

La coutume  des ancêtres

Charles RENEL (1866 – 1925)

Editeur P. Ollendorff (Paris) 1910-1925

 

 

 

 

 

 

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