Littérature francophone malgache: engagement et double appartenance

Publié le par Alain GYRE

Littérature francophone malgache: engagement et double appartenance

 

Le poète Rabéarivelo (1901-1937), fondateur de la littérature francophone de Madagascar.

© copyright.CNRS

Par Tirthankar Chanda Publié le 24-11-2016 Modifié le 25-11-2016 à 05:39

La Grande Ile qui accueille cette année le Sommet de la Francophonie, est aussi un haut lieu de la création littéraire en français. Grâce aux talents de ses romanciers, de ses nouvellistes et surtout de ses poètes, l’île est devenue l’un des pourvoyeurs majeurs de l’imaginaire francophone. La francophonie et la «malgachitude» se confrontent et cohabitent dans le champs pacifié de cette littérature méconnue.

La production littéraire malgache en français commence au début du XXe siècle avec la mise en place de l’enseignement en français, devenu langue officielle, à la suite de l’annexion de Madagascar par la France en 1896. Mais c’est en 1948 que le grand public francophone a découvert cette littérature, avec la publication par Senghor de son célèbre Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (Presses universitaires de France) qui comptait, sur les six poètes d’Afrique noire répertoriés, trois auteurs originaires de la Grande Ile. Ce fut une véritable découverte, celle d’une littérature puissante et originale, mais celle aussi des poètes qui ne vivaient que pour la poésie, au dire de l’auteur du recueil.

L’originalité de cette poésie réside dans son identité double, car si les premiers auteurs francophones de Madagascar s’inspiraient de la littérature de la métropole qu’ils avaient découverte à l’école, ils étaient également pénétrés de la littérature en langue malgache écrite, née un siècle plus tôt sous l’impulsion des missionnaires protestants venus sur l’île depuis les années 1820. Ceux-ci traduisirent la Bible en malgache et fondèrent dès leur entrée en scène la première imprimerie à des fins évangélisatrices. Le prosélytisme religieux se faisait en grande partie à travers des chants et cantiques qui sont populaires à Madagascar et qui seront à l’origine de la création littéraire malgache moderne. Cet engouement de la population locale pour le cantique religieux ou pour les joutes poétiques appelées « hain-tenys » n’est peut-être pas étrangère à l’importance de la poésie dans la littérature malgache francophone.

Une poésie pionnière et fondatrice

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Jean-Joseph Rabérivelo, Jacques Rabemananjara et Flavien Ranaivo sont les trois poètes de Madagascar qui figurent dans l’Anthologie de Senghor. Le premier, l’aîné des trois, a publié en 1924 son premier recueil, La Coupe de cendres, qui montrait déjà une très grande maîtrise de l’art de la versification. A trois, ils embrassent six décennies de création littéraire francophone, notamment grâce à Rabaemananjara qui a publié ses derniers textes dans les années 1990, avant de s’éteindre en 2005 à l’âge canonique de 92 ans.

 

Poète, romancier, dramaturge et théoricien de la littérature, Rabéarivelo est sans doute le plus grand écrivain de Madagascar, « le prince des poètes malgaches », selon la formule de Senghor. Né en 1901 dans une très ancienne famille de la noblesse merina (les merina étant l’un des principaux groupes de la population malgache), il appartient à la première génération coloniale. Ecorché vif, l’homme portait sa sensibilité à fleur de peau. Se sentant incompris à la fois par le monde colonial qui l’entourait et le monde traditionnel dont il était issu, il se donna la mort à l’âge de 36 ans, ne gardant à son chevet que les livres de poésie de Baudelaire à qui il vouait une admiration passionnée.

 

L’homme a laissé derrière lui une œuvre abondante et exemplaire, composée de sept recueils de poésie, deux romans, des essais, des traductions de textes malgaches et un journal intime en quatre volumes, tenu entre 1924 et 1937. Autodidacte en français, Rabéarivelo avait comblé par un travail forcené ses lacunes de langue et de culture, surtout par la lecture des écrivains français qu’il s’était donné pour maîtres : de Baudelaire à Claudel, en passant par Hugo, Gide et Valéry. Dans ses premiers recueils de poèmes parus à partir de 1924, il s’inspirait des romantiques et des symbolistes français, avant de trouver sa propre voie, mêlant son héritage littéraire malgache à la parole poétique française. Tiraillé entre les deux traditions, il ira dans ses derniers volumes de poésies (Presque-songes, Traduits de la nuit, rédigés entre 1931-1932) jusqu’à écrire simultanément chaque poème en malgache et en français.

 

Le rêve de ce « Français de l’esprit », comme l'écrivait Senghor, était de fouler une fois dans sa vie sa patrie spirituelle et voir son talent reconnu par ses pairs de la métropole, mais sa demande lui fut toujours refusée par l’Administration coloniale. La dernière fois, un mois avant son suicide.

Jacques Rabemananjara, poète et homme politique malgache. © Editions Sepia

Pour être moins tourmentés, les deux autres poètes malgaches qui figurent dans l’Anthologie de Senghor, n’ont pas moins marqué l’évolution de la littérature de la Grande Ile. Alors que Flavien Ranaivo - le moins prolifique des trois - l’a fait en s’inscrivant plus profondément dans la voie du métissage linguistique et de sensibilité ouverte par Rabéarivelo, Jacques Rabemananjara incarne pour sa part une poésie de combat, s’imposant comme le chantre de la résistance malgache au colonialisme. Poète et homme de théâtre militant, Rabemananjara était proche du mouvement de la Négritude qui célébrait les valeurs du monde noir confronté au mépris colonial. Sa propre œuvre, qui compte huit recueils de poésie, trois pièces de théâtre, des récits et de nombreux essais, exalte à son tour la « malgachitude » et chante la beauté de « l’Ile rouge » devenue métaphore de la femme aimée : « Ile !/Ile aux syllabes de flamme !/Jamais ton nom/ne fut plus cher à mon âme !/ Ile,/ne fut plus doux à mon cœur !/Ile aux syllabes de flamme,/Madagascar !/ », clame le poète.

 

Condamné en 1947 par le pouvoir colonial français à de longues années de prison, il a écrit l’essentiel de son œuvre poétique pendant sa période de captivité qui a pris fin avec la promulgation de la loi d’amnistie en 1956. Selon la légende, il aurait écrit les poèmes de son célèbre recueil Antsa (1948) d’une seule coulée, après qu’on est venu lui annoncer qu’il sera fusillé le lendemain sur la place publique. Ciselé dans une langue hautement chargée de figures de style, Antsa fut publié en France avec une préface de François Mauriac restée célèbre : « Ce cri que l’amour et la douleur arrachent à un fils de Madagascar, la littérature française peut le revendiquer. Cela du moins nous appartient à nous aussi, cela nous est commun : ce langage que le poète malgache a appris, ce langage qui n’existe pas séparé de la passion qu’il a propagée dans le monde : la passion de la liberté… » Sa poésie enflammée vaudra aussi à Rabemananjara en 1988 le prestigieux prix de la Francophonie décerné par l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

 

Emergence de la nouvelle et du roman

 

Avec l’accession à l’indépendance de Madagascar en 1960, on assiste à un tournant dans la vie politique du pays, mais cette liberté retrouvée tarde à se traduire dans le champ littéraire francophone. Les grands aînés continuent d’occuper l’espace littéraire et la poésie tient toujours le haut du pavé sous « les soleils des indépendances »(1). Le bilan des deux premières décennies d’indépendance est en effet plutôt maigre en termes de renouvellement des sensibilités.

 

Il va falloir attendre les années 1980 pour voir émerger de nouveaux talents et de nouveaux genres menaçant la suprématie de la poésie. Ces années coïncident aussi avec l’instabilité politique grandissante et la montée du mécontentement populaire. Dans ce nouveau contexte d’épreuve politique et sociale, le genre qui s’impose, c’est celui de la nouvelle. Sa structure brève, son esthétique de fulgurance et d’intensité font d’elle la forme narrative préférée de la génération d’écrivains montants, soucieux de dire avec l’économie de moyens la plus efficace les désordres de la société malgache contemporaine. David Jaomanoro, Jean-Luc Raharimanana, Tsilavina Ralaidimy, Liliane Ramarosoa sont quelques-unes des figures emblématiques de cette génération. Leurs nouvelles ont marqué les esprits à cause des images insoutenables de la misère et de la déchéance qu’elles donnent à voir, mais aussi en raison de leurs audaces stylistiques.

 

C’est notamment le cas de Jean-Luc Raharimanana qui s’est imposé comme l’un des auteurs les plus talentueux de sa génération, à l’aise dans tous les genres, de la poésie au théâtre, en passant par le roman et la nouvelle. Son imagination nourrie des scènes d’horreurs et de violences dont il a été témoin pendant qu’il grandissait à Antananarivo où il vécut jusqu’à l’âge de 22 ans avant de s’exiler en France, Raharimanana met en scène avec une acuité poétique la dégradation sociale et politique de son île. Rien n’illustre mieux la violence et le désespoir à l’œuvre dans la société malgache contemporaine que cette femme étripant le cadavre de son nouveau-né pour y cacher de la drogue, qu’on croise dans les pages du tout premier recueil de nouvelles de Raharimanana (Lucarnes, 1996).

 

La littérature malgache francophone a gagné en visibilité suite à la publication par Senghor en 1948 de son «Anthologie» poétique qui comportait trois poètes malgaches. © Montage RFI/Chanda

Cette période se caractérise aussi par l’essor du roman qui a longtemps fait figure de parent pauvre dans le champ littéraire francophone de Madagascar, à côté de la profusion de la production poétique. Le corpus romanesque d’expression française de l’île ne compte qu’une dizaine de titres, dont les deux romans historiques de Rabéarivelo (L’Interférence et L’Aube rouge, publiés dans les années 1920). Arrachant la fiction à son imaginaire historique et mythique, la jeune génération d’écrivains qui arrive à maturité au tournant des années 1980 donne une nouvelle impulsion à ce genre.

Sous la plume des auteurs tels que Michèle Rakotoson, Charlotte Rafenomanjato et l’incontournable Jean-Luc Raharimanana, le roman malgache d’expression française s’affirme comme outil d’exploration des maux de la société et donne à voir ses préoccupations actuelles réelles. C’est ce qui fait notamment le succès des titres de Michèle Rakotoson : Dadabé (1984), Le Bain des reliques (1988), Elle, au printemps (1996), Lalana (2002), Juillet au pays : chronique d’un retour à Madagascar (2007).

Partagés entre récits autobiographiques, récits de voyage et récits sociologiques, ces romans ont tous pour cadre le pays d’origine de la romancière. Ils sont des lucarnes s’ouvrant sur la désagrégation et la dérive de la société malgache, et en même temps ils racontent l'investissement personnel de la romancière dans les drames qu’elle met en scène, notamment à travers les personnages tirés, au dire de l’intéressée, de sa propre vie. Les distances entre les langues n'esistent plus, comme en témoigne l’écriture bilingue de Michèle Rakotoson, ponctuée de mots, de bouts de phrases, des paroles des cantiques, des proverbes en malgache, restituant l’imaginaire ancestral enfoui sous le langage appris et maîtrisé (le français).

Dans les romans de Michèle Rakotoson, comme dans la poésie de Rabéarivelo, nous touchons de près la nature véritable de la francophonie littéraire malgache qui a été qualifiée par les linguistes de « bilingue dans un milieu de diglossie ». Une formule lapidaire qui renvoie à la double appartenance linguistique et culturelle de la littérature malgache incarnant un Babel où les barrières entre les identités ont été abolies à tout jamais.

(1) Les Soleils des indépendances est le titre du célèbre roman de l'Ivoirien Ahmadou Kourouma, publié aux Editions du Seuil en 1970.

Cinq ouvrages pour découvrir la littérature francophone de Madagascar

Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, par Léopold Sédar Senghor. Paris : Puf, 1948

Vieilles chansons des pays d’Imerina, par Rabéarivelo. Tananarive : Editions Madprint, 1967

Antsa, poèmes, par Jacques Rabemananjara. Paris : Présence Africaine, 1956

Lucarnes, Paris : Le Serpent à plumes, 1996

Juillet au pays : chroniques d’un retour à Madagascar, par Michèle Rakotoson. Bordeaux : Elytis, 2007

 

http://www.rfi.fr/

Publié dans Francophonie, Littérature

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