Poème: Thrènes III - J.J. RABEARIVELO
Thrènes
III
Pour une petite phtisique
Une poignée de cendres
déposée sur une pierre froide
et qui ne fait même pas vivre une cépée d’herbes ;
une pincée de cendres
qui ne blesse même pas les yeux
quand souffle un vent errant –
et quoi de plus,
ô flamme ardente, ô torche vivante
renversée sous la terre rouge ?
Hier, c’était un feu intérieur qui te consumait
et qui jaillissait de tes yeux
comme de deux sources jumelles
aux alentours incendiés ;
et quiconque croisait ton regard
avait les yeux brûlés aussi,
à moins de se détourner vite
et de te fuir comme une vache furieuse,
toi qui n’avais ni beauté ni grâces,
mais qui attirais comme une belle femme en deuil
ou comme un jeune homme moribond.
Moi, c’étaient les ombres d’autres hommes que je suivais,
que j’interrogeais et écoutais
chaque fois que le soir déroulait sa longueur sur ton front
et faisait croître la nuit dans ta chevelure au parfum de terre –
c’était cette lignée d’hommes divins,
cette dynastie de rois déchus
qu’illustrent des noms de poëtes.
Keats apparaissait le premier comme une lune
émergeant de songes inconnus ;
Keats, qui vint verser le dernier souffle de sa vie
au pays soleilleux de Corrazini et de Gozzano
qui lui forment encore un cortège de chants fraternels.
Il y avait une urne grecque
dans ses mains devenues ombres et vent ;
puis je voyais son frère Endymion
qui y buvait l’oubli de la déesse.
Puis voici Chopin
venu des terres glacées
avec sa soif de bonheur
éteinte à la fontaine de la tristesse.
Voici Laforgue
qui se plaint de la vie trop quotidienne
et qui fume de très fines cigarettes
aux nez des dieux pollus,
et ses volutes de fumée parfumée
qui obombrent le fantôme maladif de Samain…
Mais tu n’es plus. Adieu, ô petite phtisique !
Ces ombres immortelles auront déjà couru à ta rencontre,
et je ne les reverrai plus dans tes yeux –
tes yeux qui se sont fondus avec les leurs
et qui ne peuvent plus étinceler qu’au pays de ce Chant
qui ne cesse de résonner en moi,
loin de tes cendres déjà dispersées.
Jean-Joseph RABEARIVELO
Presque-Songes 1934