Nouvelle: Les amulettes malgaches - Les ody. - Leur culte toujours vivace (Charles RENEL

Publié le par Alain GYRE

 

Les amulettes malgaches

Ody et sampy

 

CHAPITRE Ier

 

Les ody. - Leur culte toujours vivace

 

Les amulettes malgaches sont appelées ody. Ceux qui les possèdent les croient capables de leur procurer santé et richesse, de protéger leurs personnes et leurs biens contre les maléfices et d'attirer au contraire sur leurs ennemis la maladie, la mort ou l'infortune.

Presque tous les Malgaches, aujourd'hui encore, utilisent les ody, qui s'appliquent à peu près à toutes les circonstances de la vie. Le bourjane en a pour rendre sa charge plus légère, le soldat pour écarter les sagaies ou les balles, le paysan pour protéger, son riz contre la grêle, les sauterelles et l'inondation, Les jeunes gens et les vieillards achètent les talismans d'amour pour se procurer des femmes, et les femmes pour s'attirer des amants. Il y a des ody pour ne pas payer ses dettes, pour retrouver les objets perdus, pour donner de la _mémoire aux enfants, du flair aux chiens de chasse, de l'ardeur aux taureaux. Il y a des ody-sortilèges pour susciter toutes les maladies et des ody-remèdes pour les guérir toutes.

Chez les peuples de la côte, tout est pourvu d'amulettes: bêtes, gens, cases, cultures. Dans n'importe quelle paillotte, il y a des ody partout : au-dessus de la porte, au coin dit des ancêtres, autour du foyer. D'autres nt enterrés sous le seuil, enfouis au coin extérieur de la case ou sur la place du village. -Il n'est guère d'habitant qui n'en porte, soit au poignet, soit autour du cou ; les hommes en .dissimulent dans leur salaka (1), les femmes dans leur chevelure. Sans doute tous les Européens ne les voient pas. Quand un étranger est signalé, les ody disparaissent comme par enchantement, mais pour reparaître dès que le Vazaha, le blanc, a tourné le dos. Quiconque connaît un peu les habitudes malgaches] s'en assure aisément, malgré les précautions des habitants : s'il passe les doigts entre les roseaux ou falafa au-dessus de la porte, il trouvera les bouts de bois liés en chapelet qui protègent la case contre les voleurs ; s'il soulève un tas de vieilles et sales hardes suspendues au coin du foyer, il découvrira un petit sac d'étoffe- rouge où est inclus le talisman contre la grêle ; s'il prie le maître de la maison de lever le coin de son lamba ramené jusqu'au menton, il verra presque certainement un collier de racines et de perles de couleur. Et ainsi de suite. de couleur. Et ainsi de suite. -

Tous ces gens tiennent extraordinairement à leurs amulettes qu'ils paient parfois fort cher. S'il en est qui' ne valent que O fr. 20, on en trouve aussi, qui représentent , le prix d'un ou de plusieurs bœufs. Dans beaucoup de provinces côtières, les indigènes préfèrent malheureusement, pour soigner les malades, leurs faiseurs d'ody à nos médecins. Anciens esclaves, hommes libres ou nobles andriana se livrent aux mêmes pratiques : il y a quelques années, un fils de chef sakalava, élève à l'école administrative de Tananarive, se fit confisquer par un de ses professeurs européens un ody apporté de son pays ; il fut pris d'un tel désespoir qu'on fut obligé de le lui rendre par crainte de le voir tomber sérieusement malade.

Le nombre des amulettes dans la plupart des villages de Madagascar est de beaucoup supérieur à celui des habitants, et leur, variété est infinie. Aussi les quelques centaines d'ody catalogués dans la deuxième partie de ce travail ne constituent qu'une faible contribution à l'étude de ces manifestations innombrables de la dévotion malgache.

Chez les Imériniens, dans les régions montagneuses du Centre; l'usage des ody, pour être plus secret, n'en est pas moins très répandu. Les missionnaires protestants ou catholiques eux-mêmes ne se font guère d'illusion à ce sujet. « Je ne sais pas, dit M. G. Mondain (2), si quelque auteur a jamais attiré l'attention sur la quantité prodigieuse d'idoles malgaches. Il en est bien quelques-unes que l'on cite sans cesse : Rakelimalaza, Ramahavaly, Rafantaka, Manjakatsiroa, et les huit autres déjà moins célèbres qui complétaient les douze idoles royales. Mais l'éclat de ces hauts dignitaires de la superstition madécasse a fini par éblouir les yeux à ce point qu'on a toujours laissé dans l'ombre toute la foule des petites divinités locales qui se trouvent être intéressantes par leur nombre même.»

En général les Imériniens n'aiment pas laisser voir leur dévotion aux ody. Ceux qui se piquent de civilisation affectent de les mépriser,, même s'ils y croient secrètement, pareils à ces Européens qui se moquent des gens superstitieux, tout en refusant d'être treize à table ou de voyager un vendredi. Quant aux Malgaches du commun et aux paysans, ils ont presque tous des ody qu'ils dissimulent soigneusement; car le gouvernement, s'il ne les a pas interdits en bloc, les voit d'un assez mauvais œil, à cause des affaires de sorcellerie ou d'exercice illégal de la médecine ; de plus on sait que les missionnaires les détestent, et les indigènes, gens avisés et prudents, tiennent à ne pas se mettre mal avec les Mompera ou les Anglais, Vazaha influents. Plus d'un Malgache, inféodé à la Mission catholique, porte assez ostensiblement une médaille de la Vierge ou un scapulaire, et cache rituellement en quelque coin de sa maison un talisman de richesse ou une amulette d'amour.

D'ailleurs le commerce des ody se fait publiquement: il n'est pas de marché, soit dans la brousse, soit dans les villes, où l'on ne vende les verroteries et les minuscules objets en métal blanc (haches, anneaux, bœufs, etc.) utilisés dans la fabrication des amulettes ; au Zoma de Tananarive, ces marchands d'objets de piété occupent une allée entière. J'ajoute qu'on vend aussi sous le manteau les noix de tanguin et les plantes rares provenant de la forêt, nécessaires par exemple pour la fabrication des amulettes de maladie ou de mort. Une noix de tanguin vaut 0 fr, 15 : c'est à la portée des bourses les plus modestes.

Au sujet de la diffusion des ody dans une région de Madagascar, considérée comme acquise au christianisme, voici ce que m'écrivait un instituteur indigène en service dans un petit village à quelques kilomètres à l'ouest de Tananarive (3) :

« Les gens d'ici croient que beaucoup d'arbres ou de plantes peuvent servir à faire des fanafody ou des ody. Quand ils sont malades, ils vont trouver le faiseur de sikidy et lui disent leur maladie. Celui-ci place les haricots rouges ou les grains du famaho sur la natte en hisatra, puis il dit ce qui a causé la maladie, et souvent voici ce qu'il dit :

« - Tu as été ensorcelé par une personne ! ». Car toutes les maladies sont dues à un ensorcellement, auquel ils donnent les noms que voici : vorik olona (sortilège), voan-kanina (atteint par ce qu'on a mangé), petrak an-toko (placé au foyer), etc. Il dit ensuite les ody qu'on doit préparer et employer.

« Les gens d'ici croient que les sorciers peuvent causer toutes ces maladies innombrables. Aussi est-il fady de se quereller avec eux. Ils croient fermement que les gens qui ont beaucoup d'ody peuvent faire mourir quelqu'un qui passe ou faire tomber la foudre sur l'es gens qui les ennuient. Ils croient qu'il y a des ody pour rendre aveugles, en les appliquant sur les yeux ou même en passant simplement devant la personne visée. Il y a aussi, dit-on, des ody d'amour : lorsque vous appliquez ces ody à une femme, quelle qu'elle soit, elle vous suit aussitôt, si vous agitez seulement le pan de votre lamba. Ils disent qu'il y a des ody pour tout. Les gens d'ici, aujourd'hui encore, croient fermement aux ody. Il n'y a aucune autre chose à laquelle on croie comme à cela. C'est ainsi qu'en ce pays beaucoup de gens (s'ils sont munis des ody appropriés), saisiront fortement de leurs mains les cornes d'un taureau très méchant. Beaucoup sont exploités par les faiseurs d'ody. Certaines personnes aimeraient mieux ne pas avoir de quoi se vêtir et de quoi manger plutôt que de ne pas posséder d'ody. Petits ou grands, presque tout le monde croit aux. ody. C'est l'ody qui fait que beaucoup de gens ne peuvent payer leurs impôts et n'ont rien.

Certains dépensent plus de dix piastres (50 francs) pour avoir tel ody renommé. Pour les malades, ils aiment mieux renoncer aux médicaments des médecins plutôt que de ne pas employer les ody. Cependant, pour une seule consultation de ces faiseurs d'ody, il faut payer 0 fr 60, ou 0 fr 85, ou 1 fr 25, plus un coq rouge ».

Chez les peuples plus arriérés, ceux du Sud par exemple, la croyance aux ody est plus vivace encore et la dévotion plus grande. « Nous autres Bara, nous ne mettons notre confiance qu'en nos ody, car ce sont les ody qui conservent la vie. Si nos femmes n'enfantent pas, nous allons nettoyer le pied de la (plante) sonjo. 0 plante de vie ! nous vous nettoyons ! Si notre femme a un enfant, nous sacrifierons un mouton ou une poule. Si nous avons un procès, si nous gommes accusés injustement, ô arbre de vie (4), Indriankatsakatse, notre Zanahary, au cas où on nous laissera libres sans amende, nous tuerons une poule et nous. apporterons du rhum pour vous ! »

« Quand on a beaucoup de dettes,  on plante un bois devant la porte du village, afin que les paroles prononcées par le créancier soient sans effet (5). »

Ceux qui se font aujourd'hui des illusions sur la diffusion des idées chrétiennes et sur l'abandon des pratiques païennes à Madagascar, devraient connaître pourtant l'esprit essentiellement conservateur de l'indigène, surtout de la femme malgache, gardienne fidèle de toutes les traditions. L'instruction, largement répandue par l'administration de la Colonie, héritière respectée des mpanjaka anciens, et l'assistance médicale, avec ses résultats quotidiennement tangibles, fera reculer sans doute, au prix de quelles peines et au bout de combien de temps !  les croyances et les pratiques fétichistes. Ainsi, en Europe, la science, en moins de cent ans, a plus fait que l'Église en dix siècles pour extirper les sorciers et la sorcellerie. Mais la puissance de dissimulation des Malgaches nous réserve peut-être des surprises. On en a eu récemment un exemple caractéristique à propos d'une affaire criminelle qui fit quelque bruit en 1913.

Un Français vivait avec sa sœur et une compagne indigène. Celle-ci, gênée par la surveillance de l'Européenne, résolut de s'en débarrasser. 'Elle recourut aux bons offices d'un sorcier et profita d'une absence de son amant pour empoisonner lentement la sœur avec un poison végétal. Le hasard fit découvrir une lettre qu'elle adressait au sorcier pour réclamer une nouvelle dose de poison., Sur ces entrefaites l'Européenne succomba: le drame avait duré une quinzaine. Or l'enquête révéla que pendant ces quinze jours presque tous les Malgaches du quartier étaient au courant de ce qui se passait. Les progrès de l'empoisonnement dit un des témoins, faisaient le sujet ordinaire des conversations entre femmes à la fontaine, On s'étonnait devant un autre témoin que la police n'eût pas été prévenue; il répondit tranquillement : « C'était une affaire de vazaha! Pourquoi les Malgaches s'en seraient-ils préoccupés? »

Telle est la mentalité indigène. On comprendra que des gens aussi habiles à dissimuler n'aient guère de mal à nous cacher leurs croyances et leurs rites, lorsqu'ils y trouvent ou croient y trouver un intérêt.

Les annales de la justice criminelle fourniraient de multiples renseignements sur les amulettes, et dans les greffes on s'en procurerait de curieuses collections. Il est rare qu'un indigène soit-arrêté sans qu'on saisisse sur lui des ody, qu'une case soit fouillée sans qu'on trouve des ody dissimulés dans quelque coin.

Voleurs et assassins se fient plus sur les talismans que sur leur habileté professionnelle ou leurs armes. Citons ce propos le compte rendu dans L'Echo de Madagascar d'une agression dont fut victime en 1908 un colon français d'Antsirabe.

« Dans la nuit du 22 au 23 septembre,  un ou plusieurs tontakely se sont introduits dans la maison d'habitation de M. Georger pour le dévaliser. Vers minait, M. et Mme Georger, qui dormaient profondément, furent réveillés par un bruit insolite.

M. Georger se leva précipitamment, saisit son revolver, et, sans prendre le temps de s’habiller, se dirigea à tâtons, dans l'obscurité, dans la direction d'où semblaient venir les bruits. Il se trouva nez à nez avec un individu dans sa salle à manger, où donne une porte de son bureau où se trouve la caisse. M. Georger chercha à appréhender l'inconnu qui le saisit lui-même par le col de sa chemise en proférant des menaces de mort sur un ton sacramentel:

« Maty ny ain' ialahy ! far an' ny andron' ialahy anio !. etc.

« Une courte lutte s'engagea. M. Georger se dégage en faisant une première fois feu de son revolver. L'agresseur lâcha prise, mais, devenu de plus .en plus furieux, continue ses menaces de mort en invoquant l'aide de talismans dont il était porteur et en bouleversant tout le mobilier. M. Georger ne se rendant pas compte du nombre de ses agresseurs et pensant sa vie en danger, fit au hasard une deuxième fois feu de son revolver ; un corps roula sur le plancher.

«. Le commissaire de police et le Dr Léger, prévenus, arrivèrent immédiatement.

Le docteur constata que le blessé avait reçu deux balles, une au poignet, une dans le ventre. Interrogé, le blessé déclara se nommer Rakotovely et être venu, fort de ses talismans, pour ensorceler M. et Mme Georger et les dévaliser. Il ne désigna aucun complice. Il était porteur de deux petites, sobika, l'une vide pour emporter les piastres, disait-il, l'autre renfermant plusieurs ody : cornes de bœuf remplies des ingrédients d'usage, des dents de caïman, six demi-noix de tanguin dont deux étaient fraîchement râpées, etc. Rakotovely demandait avec instance qu'on lui rendit ses ody pour lui enlever ses blessures. Transporté à l'hôpital, il y mourut à 4 heures du matin sans avoir fait de nouvelles révélations. » (7).

Si les jeunes gens, en Imerina, paraissent ou affectent de paraître assez indifférents aux anciennes coutumes, les vieillards y demeurent presque tous attachés.. Un jour, dans un village de l'Itasy,_à Soamahamanina, j'avais pu, non sans peine, acheter à un homme du pays un ody très crasseux, mais orné de curieux dessins géométriques en perles rouges et jaunes : on n'avait pas voulu d'ailleurs m'en dire ni le nom, ni l'usage. Le soir, quand les gens rentrèrent des rizières, il y eut des récriminations et des disputes sans fin dans la famille, puis un vieux vint me supplier de rendre l'ody, m'offrant même de me restituer plus que je n'avais donné pour l'acquérir. Si je refusais, sa famille allait se trouver exposée aux pires infortunes, et son fils, l'auteur du sacrilège, deviendrait sûrement lépreux ou paralytique. Lorsqu'il fut rentré en possession de son amulette, sans bourse délier, il se confondit en remerciements, répondit à maintes questions sur les coutumes des anciens, mais refusa obstinément de me renseigner sur l'ody dont j'avais été un moment possesseur. -'

Dans les familles des Malgaches les plus civilisés, acquis depuis longtemps à nos idées et transformés déjà par notre influence, il n'est pas rare de surprendre soudain une survivance qui atteste la force des croyances et des rites abolis. Le fait suivant m'a été conté par un fonctionnaire indigène du service de l'Enseignement, très instruit, vivant à l'européenne et qui a complété ses études dans une école normale de France. Il est à remarquer que sa famille, inféodée depuis de longues années au protestantisme anglais, ne passe nullement pour païenne. Or, son père étant tombé gravement malade, il avait fait venir un médecin. Mais quelques parents et amis jugèrent indispensable, malgré ses protestations énergiques, de convoquer aussi un faiseur d'ody. La consultation eut lieu dans une pièce voisine de celle occupée par le malade et dura très longtemps. L'attirail du sorcier comportait deux cornes blanches ornées de perles et pleines d'amulettes, divers moreaux de bois et de nombreux sacs à remèdes. On établit d'abord, à l'aide de procédés divinatoires, que le malade avait été ensorcelé par une femme, une mpamosavy. Puis on chercha le sac d'ody propres à guérir la maladie. Il se trouva que c'était le plus gros du tas, ce qui marquait bien la gravité des sortilèges.

La recrudescence la plus marquée du culte des amulettes eut lieu en 1896, au moment de l'insurrection réprimée par le général Gallieni. Les prêtres des sampy, les gardiens ou faiseurs d'ody furent les agents secrets et actifs de ceux qui fomentèrent cette révolte. Partout, à la tête des bandes, on portait en guise d'étendards les idoles d'autrefois, et chaque combattant avait sur lui quelque amulette destinée à écarter les balles ou à faire briser les fusils dans la main de nos tirailleurs. Les amulettes demeurèrent inefficaces; presque tous les prêtres des sampy furent tués, malgré leurs idoles, au premier rang des insurgés. D'ailleurs cette expérience malheureuse ne porta que peu de préjudice aux croyances générales concernant la sainteté des ody. On se figura que ceux-ci avaient perdu de leur force à cause de certaines violations des fady, c'est-à-dire des interdictions, et voilà pourquoi les sortilèges redoutables possédés par les Vazaha avaient eu raison des amulettes malgaches.

Car les indigènes de Madagascar, dévots aux fétiches, prêtent aux Européens une mentalité analogue à la leur. Dans leur naïf jugement, les scapulaires ou les objets de piété catholiques passent pour les Ody des Vazaha, et les rangées de caractères imprimés dans les Bibles constituent pour un Imerinien illettré des formules magiques sans doute aussi puissantes que les lignes d'écriture mystérieuse des manuscrits antaimorona. Certains Français sont aussi soupçonnés d'être des mpaka-fo, c'est-à-dire des « preneurs de cœurs » : on se figure que ces sorciers blancs tuent de petits enfants pour leur arracher le cœur et en fabriquer de détestables sortilèges. Dans les premières années de la conquête, un indigène vint un soir frapper à la porte d'un Français de Tananarive, réputé pour être un mpaha-fo : il venait lui offrir de tuer un enfant et de lui en vendre le cœur. Cette absurde légende faillit renaître tout récemment sous une forme nouvelle, celle des mpaha-ra ou « preneurs de sang». En 1913, un médecin français, chargé d'étudier la diffusion et la prophylaxie du paludisme, faisait des expériences aux environs de Tananarive, et il prélevait, pour ses analyses, une goutte de, sang sur chacun des enfants de certaines écoles. On avait eu soin de faire expliquer par les instituteurs le but de ces recherches. Pourtant les gens des campagnes s'émurent et des rumeurs étranges commencèrent à circuler : on prenait le sang des petits Malgaches pour fabriquer des ody malfaisants, et le médecin était mpaha-ra. Il fallut interrompre les expériences.

La plus récente reviviscence du culte des ody eut lieu en 1915, à l'occasion de la levée des troupes noires à Madagascar. De très nombreux tirailleurs, venus de tous les coins de l'île, avaient leurs cantonnements dans les villages des environs de Tananarive. Une nuée de sorciers s'abattit sur le pays, et il se fit un commerce considérable d'odi-basy, c'est-à-dire d'amulettes destinées à protéger contre les coups de fusil. ,

Beaucoup d'Européens s'imaginent que la fameuse destruction des sampy, sous Ranavalona II, porta un coup fatal au culte des ody. En septembre 1869 fut proclamé au Zoma de Tananarive un ordre de la reine proscrivant les sampy. Il était donné un mois aux Imériniens pour les détruire tous. Ceux qui ne se conformeraient pas à ces prescriptions devaient être brûlés avec leurs idoles. De fait on envoya des officiers dans un certain nombre de villages pour faire quelques exemples, on brûla solennellement des sampy, le Kelimalaza d'Ambohimanambola, le Behaza d'Ambohibe (Ilafy), d'autres encore.

On conçoit que les missionnaires aient toujours mené grand bruit autour de cette ordonnance royale, devenue pour eux comme le symbole de la condamnation du paganisme en Imerina: C'est aussi pourquoi la réapparition soudaine des sampy en 1896, après vingt-sept ans, parut assez inattendue. Elle semblera moins extraordinaire, si on essaie de donner sa vraie valeur à l'acte politique d'une reine qui subissait à cette époque l'influence des missionnaires de la London Missionary Society. Elle abolit donc officiellement le culte des sampy ; mais, malgré la lettre des instructions royales, on ne brûla aucun de ceux qui continuaient à garder chez eux des idoles, et on ne persécuta point les détenteurs d'ody.

Sous Radama, n'y avait-il pas eu déjà une éclipse du culte des sampy ? Quand les Européens montèrent à Tananarive, les sampy, sauf Manjakatsiroa, furent renvoyés par ce prince. Les Imériniens s'en émurent, mais Radama leur dit qu'ils pouvaient continuer de « consacrer» chacun chez soi son idole . D'après la tradition il aurait aussi malmené un jour, à Ambohimanga, les gardiens du célèbre Rakelimalaza. Sous Ranavalona II, le recul des croyances païennes fut plus considérable sans doute, puisque les émanations des principaux sampy furent officiellement détruites, mais, les sampy, comme le phénix, renaissent de leurs cendres, et on verra dans une autre partie de ce travail que la destruction des idoles en 1869 n'eut guère plus d'effet que leur bannissement par Radama un demi-siècle auparavant. En dispersant aux quatres vents les restes de quelques sampy brûlés, la reine avait surtout, si j'ose ainsi dire, jeté de la poudre aux yeux des Européens.

Je me figure que la conversion de Ranavalona consista surtout à substituer un fétiche à d'autres. La Bible acquit à ses yeux un hasina, c'est-à-dire une vertu sacrée supérieure à celle de Kelimalaza ou de Manjakatsiroa, les antiques soutiens de la puissance royale. Mais il n'est pas douteux que la reine demeura, malgré ses nouvelles croyances, attachée à la plupart des superstitions de sa race. « Dans la dernière maladie qui a failli l'enlever, dit un écrivain catholique (8), à la fin de 1882 et. au commencement de cette année 1883, on immolait au Palais des victimes choisies, afin d'interroger leurs entrailles et d'y découvrir sans doute le secret de sa guérison. Quinze ans de protestantisme n'avaient donc pas fait encore disparaître le vieux levain de superstition, qui régla toujours toutes choses à la cour de la souveraine. Que dis-je? ils ne l'avaient pas même légèrement effleuré. Nous en pourrions citer plus d'un exemple, soit pour les jours de bon augure, soit pour ceux qui rendent sujets aux mauvais sorts ».

Les souverains de l'Imerina ne tolérèrent jamais le culte de tous les ody sans distinction. Les ody mauvais (ody ratsy) dont se servaient les faiseurs de sortilèges (mpamosavy) étaient proscrits. Or les anciens rois classaient d'une façon assez arbitraire les amulettes en bonnes et en mauvaises, d'après leur fantaisie et leur intérêt du moment. Andriamasinâvalona, - qui régnait au XVIIe siècle, honora longtemps un sampy parce qu'il avait fait baisser à son passage l'eau d'une rivière gonflée par les pluies ; mais il réclama une seconde, fois le même miracle et l'idole ne put le satisfaire ; alors il la rejeta avec mépris et fit mettre à mort son gardien (9).

Andrianampoinimerina, vers la fin du XVIIIe siècle, eut assez de peine pour venir à bout des gens d'Ambohipeno et d'Ambohimanambola ; il trouva chez eux trois ody d'égale importance, tous trois protecteurs de ce clan : il en proclama deux mauvais et les fit enterrer dans un coin ; il déclara bon le troisième et lui voua même un culte : celui-là s'appelait Kelimalaza et devint bientôt le premier des sampy imériniens (10): C'est un peu avec le même esprit que Ranavalona proscrivit les sampy en 1869 ; du moins je m'imagine que la plupart de ses sujets interprétèrent ainsi l'ordonnance royale. Les idoles protectrices officielles de. la royauté redevinrent, du jour au lendemain, de vulgaires amulettes contre la foudre, les sauterelles, les sagaies, les maladies, comme elles l'avaient été à l'origine, et leurs émanations nouvelles persistèrent obscurément au milieu de la vénération populaire, jusqu'au jour où l'insurrection fit sortir ces sampy de leurs cachettes. Ils y végètent encore, diminués, annihilée, si l'on veut, en tant que sampy, mais presque aussi vivaces que jadis en tant qu'ody. Car les ody, dans un village perdu de la brousse non pénétré encore par la civilisation, sont indispensables à un Malgache : ils constituent toute sa médecine, ils sont sa sauvegarde morale en le mettant à l'abri des maléfices, ils lui servent de défense matérielle, en protégeant le village contre les brigands, la moisson contre les orages, enfin ils représentent pour lui les dispensateurs de l'amour, de la fortune, du bonheur. Et c'est pourquoi, sans doute, ils ne sont pas près de disparaître.

 

 

  1. Bande d'étoffe passant entre les jambes et nouée autour des reins.
  2. Quelques idées sur les idoles malgaches, par G, Mondain, dans le Bulletin de l’Académie

Malgache, II, 1, p. 31.

  1. A Anosisoa, sur la route de Majunga.
  2. Haio mahavelo.
  3.  Je cite ce témoignage dans toute sa naïvete caractéristique : Jahay Bara tsy manandraha mahatoky anay tsy gnaoly anay, fa tony gnaoly gnemahacelo, etc.
  4. Echo de Madagascar, 30 septembre 1908.
  5. Tantara ny Andriana, page 1104.
  6. Histoire de Madagascar, par le P. de'la Vaissière: Lecoffre, 1884, t. II, pp. 30-31.
  7. Tantara ny Andriana, 178.
  8. id. 531, 533.

LES AMULETTES MALGACHES

Ody et Sampy

par

CHARLES RENEL

PROFESSEUR-ADJOINT A LA FACULTÉ DES LETTRES DE LYON

DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT A MADAGASCAR

 

 

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